2 ans auparavant, Ruth & Tim

Quand Tim se réveilla, il vit aussitôt qu'il faisait encore nuit dehors. Se levant sur un coude pour regarder les chiffres rouges par-dessus l'épaule de Ruth, il lut : 4 : 02. Il se fit une grimace. Il savait qu'il risquait fort ne pas se rendormir avant l'aube. Il se rapprocha de Ruth pour trouver la chaleur de son corps. Ruth était prof de math au lycée. Avant de rencontrer Tim, elle avait été mariée avec Ted, un spécialiste de la maintenance des navettes spatiales. Elle avait eu avec lui une fille qu'elle avait appelée Ada. Et puis la vie lui avait tiré le tapis sous les pieds. Son second enfant, son fils John, avait disparu dans un supermarché à 3 mois, un enlèvement que la police n'avait pas élucidé. Ruth avait basculé dans une dépression violente, égrenée de fugues, de cuites à la limite du coma et de tentatives de suicide. Puis Ted avait été muté à Almogar, l'Astroport principal de l'ASI, le nouveau centre du monde de l'aventure spatiale. Il était parti avec Ada. Un an après, Tim avait rencontré Ruth au cours d'un barbecue chez des amis communs. Ruth était plutôt sexy dans le rôle de la rousse restée mince comme une ado et qui, éméchée, mettait de l'ambiance, car elle était enjouée et très drôle. Elle avait une répartie taquine, mais pas méchante, et une mémoire encyclopédique pour les blagues même celles que l'on ne peut pas raconter en n'importe quelle compagnie, ce qui contrastait beaucoup avec le milieu irlandais catholique ultra-orthodoxe d'où elle venait et où elle gravitait encore à moitié. Sa famille était composée pour moitié de curés et pour l'autre moitié de militaires et de flics. Tout ce petit monde vivait depuis toujours dans le même quartier avec la bande des voisins qui allaient à l'église ensemble.

Ruth avait un quelque chose dans les yeux qui attira Tim, une hésitation qui disait : « Tu sais, j'en ai bavé, et ce n'est pas fini, je vis encore avec. L'avantage, c'est que cela m'empêche de me comporter comme ces greluches superficielles et égoïstes. » Elle avait plu à Tim parce qu'elle se donnait du mal pour éviter les blancs, les blancs dans les conversations comme les blancs dans la vie, et que Tim souffrait de sa propre déficience pathologique dans ce domaine. Du coup, Ruth lui avait donné une vie sociale. Elle sortait pour éviter de tourner en rond et de ressasser ses idées noires, et elle se faisait inviter parce qu'elle mettait de l'ambiance. Alors, Tim était là, juste là. Le plus souvent, une bière à la main, il se mettait sagement dans un coin et regardait Ruth rire et faire rire.

Ruth évitait les blancs parce que la moindre pause risquait de la conduire à prendre un peu de recul, et le fil de ses pensées la menait alors inexorablement au bord du gouffre qui l'attendait en permanence à l'intérieur de sa conscience. Même après toutes ces années, elle était restée incapable d'endiguer la montée des larmes quand elle se remémorait la disparition de John. Ces évocations transformaient sur-le-champ Ruth en fontaine de larme secouée de sanglots. Cela pouvait survenir à tout moment, même en conduisant, ce qui était carrément dangereux. Tim avait compris cela. Quand Ruth se mettait à pleurer, il venait tout de suite et la prenait dans ses bras pour la serrer et poser des baisers sur ses cheveux qu'il caressait jusqu'à ce qu'elle retrouve son calme. Puis il repartait et n'en parlait jamais. Ils partageaient ce secret, comme le fait qu'elle ne priait plus que pour une seule chose : pour son fils, dont elle pensait qu'il était vivant, un enfant comme les autres qui deviendrait un adulte normal, quelque part avec l'aide d'un faux parent biologique. Et elle priait pour que la ravisseuse l'aimât autant qu'elle l'aimait à jamais.

Au départ de Ted et Ada, Ruth avait décidé de ne pas les suivre à Almogar. Elle avait jugé que le regard de Ted et peut-être plus encore celui d'Ada étaient des obstacles à ses tentatives pour poser la première pierre de sa propre reconstruction qui ne pouvait être que la résolution de faire le deuil de John, même s'il n'était pas mort, puisque l'espoir de le retrouver était insensé. Elle n'y était pas parvenue. Elle pensait désormais qu'elle n'y parviendrait sans doute jamais. La religion même l'avait trahie, car, ayant demandé si son chagrin la quitterait, on lui avait répondu que oui, dans l'au-delà toutes les peines étaient effacées puisqu'elle y retrouverait son fils. Et elle avait réalisé, stupéfaite et épouvantée, que c'était, en attendant, une mauvaise réponse. Vivante, elle ne voulait pas perdre son chagrin. Elle avait déjà perdu son bébé, il n'était pas question qu'elle en perde le souvenir. Elle savait bien entendu qu'un deuil n'était pas une amnésie, pourtant, cette idée lui était tout à fait insupportable. Bien entendu, sa culpabilité était en cause. Pourtant, les policiers lui avaient répété qu'elle avait agi au mieux quand, constatant la disparition de son enfant, elle avait à la seconde même appelé la police et la sécurité du magasin, pour qu'ils empêchent de sortir toute personne avec un bébé. Elle savait aussi que toute sa souffrance ne ferait pas revenir son fils. Mais elle avait besoin de le faire exister. C'était une mission à laquelle elle était ramenée, comme l'aiguille d'une boussole est attirée vers le nord, par la force immense que l'évolution avait codée dans les fibres les plus profondes de son cerveau de mère.

Tim sentit Ruth qui s'approchait, comme souvent la nuit. Il souleva un bras et elle vint se blottir au creux, la tête sur son épaule. Il referma ses bras sur elle, glissa ses mains sous le pyjama pour trouver la peau de sa hanche, brûlante et douce. Elle se rendormit aussitôt, et Tim sourit dans le noir.